mardi 29 mai 2007

L'article déclencheur

La blogmania (article paru sur les blogs dans le figaro, le 5 mai 2007)


En moins de cinq ans, près de 13 millions de Français ont créé leur blog. Parmi eux, de nombreux écrivains et artistes. D'où vient cette nouvelle mode de l'écriture en ligne ? Débroussaillage.

C'est un drôle de monde qui, vu de loin et même de près, reste bien mystérieux aux yeux des néophytes. Une gigantesque jungle dans laquelle l'amateur pourrait bien se perdre. Le monde des blogueurs est un monde où les inconnus se mêlent de tout, de ce qui les regarde et surtout de ce qui ne les regarde pas. Le côté flou, sans contours bien définis, de cette sphère a de quoi fasciner.
Ici, des anonymes fréquentent des personnalités, engagent la conversation, débattent, s'échauffent, piaffent. C'est un lieu démocratique où chacun a le droit de vote. Ainsi, au lendemain du premier tour, les adeptes de la toile pouvaient-ils lire sur le blog de Michel Onfray l'avis du philosophe altermondialiste normand crypto-nietzschéen, énervé par les 31% du candidat Sarkozy : «Le bal des faux culs. Dimanche soir, 22 h 45/00 h 45. Voilà, les résultats du premier tour sont désormais connus. Sarkozy a pompé le Front national jusqu'à la moelle, la preuve, on n'a pas entendu le Duce du Front national débiter ce soir ses philippiques à la télévision sur quelque chaîne que ce soit. Or, habituellement, ses saillies coupent brutalement la parole à celui qui débite ses sornettes pour laisser passer les siennes en priorité. Leçon essentielle, majeure, prioritaire : le bipartisme triomphe, les affidés de la télévision d'Etat retrouvent leurs marques, les professeurs à Sciences-Po respirent, les chroniqueurs appointés par le système peuvent dormir tranquilles...» (michelonfray.blogs.nouvelobs.com). Son texte a suscité plus de 1 000 commentaires dans la semaine de sa publication. Il paraît que la blogosphère, ce nouveau café du commerce ouvert 7jours/7, 24 heures/24, eut une importance non négligeable lors de la campagne présidentielle. Notons au passage qu'une de ses stars est un sympathisant de Nicolas Sarkozy : Loïc Le Meur (loiclemeur.com ainsi que loiquejemeur.blogspot.com). Ce précurseur de la chose virtuelle est à l'origine de plusieurs podcasts politiques, ces vidéos diffusées sur le net. Sa campagne à lui fut d'inciter les militants UMP à créer leurs propres blogs.
Comme on pourra le constater, l'univers du blog est plutôt querelleur. Une cour d'école où l'on se met pour un oui pour un non des coups de pied dans les mollets. C'est un ring où tous les coups verbaux sont permis. Les noms d'oiseau volent parfois si bas entre blogueurs que la justice s'en est mêlée. C'est dire. Un des plus célèbres blogueurs anonymes se nomme le «Stalker» (stalker.hautetfort.com). Le «Stalker» est le pseudonyme (inspiré par le célèbre film éponyme de Tarkovski) de Juan Ascencio, dont le nom figure dans les remerciements du dernier livre de Maurice G. Dantec. Le «Stalker» est aussi un fervent supporter dudit écrivain sulfureux et un admirateur de Georges Bernanos, Charles Péguy, Pierre Boutang... Son blog contient des charges violentes contre ses ennemis en ligne. Pierre Cormary est un de ceux-là, une des cibles du «Stalker». Son crime ? S'être engagé pour le «oui» lors du référendum sur l'Europe et l'avoir revendiqué sur son blog. Il est des choses avec lesquelles on ne plaisante pas sur le web. «C'est un milieu très violent, précise ce dernier, fier d'être un blogueur controversé. Il faut aimer ça.» La joute est souvent le carburant des blogueurs.
Dans ce laboratoire d'idées, ou plutôt d'opinions, bouillonnent des esprits graphomanes ravis de pouvoir s'exprimer. D'où le côté «poubelle» de la blogosphère, hébergement idéal des extrêmes de toutes espèces. Ici, on aime les marges et les «maudits», les recalés de la vie sociale. Les geeks (passionnés de la toile), comme on dit, ont bonne presse. Il y a parfois des remontées d'égout peu amènes. En se promenant dans cette forêt interlope, on s'aperçoit sans être un expert que 99% des blogueurs sont, disons-le, de piètres prosateurs. Alors doit-on jeter le bébé avec l'eau du bain ?
Souvenons-nous plutôt de ces fameux fanzines des années 60-70, torchons mythiques d'où émergeait parfois un formidable talent. Il y a trois ans, Catherine Sanderson, une jeune Anglaise vivant en France, créa son blog (petiteanglaise.com) où elle consigna un journal pas intime - «extime», dirait Michel Tournier - puisque lu par des milliers d'internautes. Secrétaire dans un cabinet d'experts-comptables, elle livrait en pâture ses états d'âme, ce qui lui valut d'être licenciée sous prétexte que son blog entachait l'image de sa société. Mais sa triste histoire ne tardera pas à remonter aux oreilles de la célèbre maison d'édition Penguin - tout se sait sur le net ! -, qui lui proposera 700 000 euros d'à-valoir ! Le blog, nouvelle passerelle de l'édition ? Et pourquoi pas.
Selon un récent recensement, la France compterait près de 13 millions de blogueurs - donc d'apprentis écrivains. On ouvre son blog comme on ouvre un restaurant et tout le monde vient goûter les plats. Depuis la naissance de ce phénomène de société, chaque citoyen peut se croire Nothomb, se rêver Houellebecq. J'écris donc je suis. Un jour, Philippe Sollers, répondant à quelques critiques féroces, eut cette phrase lourde de sens : «En France, tout le monde est écrivain sauf moi.» La boutade n'était pas sans saveur. A ce propos, il est amusant de visiter le blog de Raphaël Juldé (megalo-monjournal.chez-alice.fr). Cet étudiant, écrivain amateur, publie depuis 2001 un journal intime original intitulé Moi et autres sujets de moindre importance sans sauter une seule journée. Sa particularité ? Il ne lui arrive absolument rien à part les quelques lectures qui ponctuent ses longues journées. «Inapte à l'action», pour reprendre une expression de Gabriel Matzneff, grand amateur du journal intime, mais pas blogueur. Ah, cette manie bien française de raconter sa vie, de donner son avis. D'être entendu. Le monde comme un divan. En toile.

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